Gaspar Noé Entretien Les Inrockuptibles Mai 2002

[Entretien] Gaspar Noé, Les Inrockuptibles




 Seuls contre tous’ Par la violence de certaines scènes, Irréversible ne va pas manquer de susciter des polémiques. Il serait dommage qu’un débat sociologique ou moral occulte le talent de Gaspar Noé, qui teste les limites de son art tout en regardant courageusement les zones d’ombre de l’humanité. Le cinéaste et son couple de comédiens, Monica Bellucci et Vincent Cassel, ont répondu séparément aux mêmes questions-clés.


Vincent Cassel ­ : "Cette donnée est une des choses les plus importantes dans le projet du film. L’aventure a commencé par ça, par l’envie de Gaspar d’utiliser cette chose qui sonne vrai, d’utiliser un aspect de notre intimité pour rendre cette histoire encore plus proche et plus horrible.

Ça a sans doute influencé notre jeu. Il n’y a aucune actrice, forcément, avec qui je pourrais jouer de manière aussi intime. Ça a donné plus de force et de vérité à notre jeu, mais ça renforce aussi la crédibilité de notre couple à l’écran dans la tête des gens, puisqu’ils sont au courant de notre relation de couple réelle. Ce mélange réalité-fiction était le but de Gaspar, cinéaste qui a cette perversité de troubler le public. Il aime quand les gens ne savent plus trop ce qui est vrai et ce qui est fictif. Les trois quarts des personnages du film sont vraiment ce qu’ils sont dans le film : les dealers sont de vrais dealers, les toxicos sont des toxicos, les travelos sont des travelos, etc."


Monica Bellucci ­:" Sur le plan du jeu, les scènes d’intimité étaient plus faciles parce qu’on se connaît bien, parce qu’on a une complicité de couple. On a trouvé l’inspiration dans notre réalité de couple, mais, en même temps, c’est du jeu, de la fiction. Du coup, on ne s’est jamais senti volés de notre intimité. On s’est servi de notre vie réelle pour jouer quelque chose d’irréel. Avec un autre acteur, le film aurait-il été différent, moins fort ? Difficile à dire. La scène du viol est très violente, très intime, et pourtant je l’ai jouée avec quelqu’un que je ne connais pas. Un film, c’est tout un ensemble, on ne sait jamais exactement pourquoi on s’intéresse à tel film ou pas. Je ne crois pas que ce soit les acteurs qui amènent les gens au cinéma, je crois que c’est l’histoire. Des films avec des inconnus marchent bien, d’autres avec des stars ne marchent pas. Quand on fait Irréversible, film dur, on sait très bien qu’on ne fera pas les entrées d’Astérix, on le fait pour l’amour de faire un film avec un réalisateur talentueux comme Gaspar.


Gaspar Noé ­ :"Ça a donné de la force à leur jeu. Deux personnes qui s’embrassent et qui ne s’aiment pas, ça se voit à l’écran. Là, quand ils s’embrassent, rigolent, se chatouillent, on voit bien qu’ils sont réellement en train de s’amuser. Ce qu’on voit à l’écran et ce qu’on ressent, c’est ce qui se passait sur le plateau.

Sans eux, le film n’existerait pas. Irréversible s’est fait par cette volonté collective de faire un film ensemble l’an dernier. On était en mai, ils étaient disponibles fin juillet et en août, moi aussi, et voilà. J’aurais jamais réussi à faire ce film avec deux autres comédiens. Il y avait aussi l’avantage de leur célébrité, qui a permis de déclencher le financement du film. Le financement était monté avant même que je ne livre une seule page de scénario. On entend parler de trucs comme ça à propos de Godard, ça fait rêver, et puis voilà, ça s’est produit. Je ne sais pas si ça se reproduira dans ma vie."


LIMITES DANS LA REPRÉSENTATION DE LA VIOLENCE


Vincent Cassel ­ :"Mes limites, je ne les connais pas encore. Si je devais jouer un être violent face à quelque chose que je n’ai pas envie de détruire dans la vie, ça me poserait peut-être un problème. Dans ce film, je savais pertinemment que l’un des buts de Gaspar était de rendre les choses le plus insupportable possible. Je ne me suis pas senti proche de mes limites au niveau de la violence dans ce film. Ce que font Monica et Joe Prestia (la scène du viol, ndlr) devait être sans doute beaucoup plus difficile en termes de jeu. Moi, je cours après un mec en criant son nom, je mets une baffe à un travesti, bref, je ne fais rien d’extrêmement violent ou problématique. C’était beaucoup plus difficile pour moi de faire la scène d’intimité dans l’appartement : on étaient nus, devant l’équipe… Avec ce système de plans-séquences si longs et si répétés, il arrive un moment où l’on ne sait plus si on joue ou pas. Gaspar insistait là-dessus et l’a obtenu : il fallait oublier la caméra, et tout sonnait plus vrai. Arriver à se relâcher complètement dans la séquence intime, ça a pris quand même deux ou trois prises."


Monica Bellucci ­ :"Quand je commence un film, je ne me pose jamais la question des limites. Si je me disais ça, je m’autolimiterais dès le départ. J’aime bien être libre dans mon esprit quand je m’engage dans un film, et surtout, tout repose sur la confiance que j’ai dans le réalisateur. Faire un film comme celui-là, ça veut dire qu’on avait toute confiance dans le talent de Gaspar."


Gaspar Noé ­:" La représentation de la violence dépend du sujet. Si un jour je fais une comédie ou un film grand public, on verra… Dans le cas présent, on était partis pour faire un film de viol et de vengeance. Après, les limites viennent du fait que, quoi qu’on fasse, les gens savent très bien que ce n’est qu’un film. Même si des scènes peuvent être impressionantes à l’écran, pas un seul spectateur n’ignore que c’est du chiqué, que tout est simulé. La limite, c’est la conscience du public qui sait qu’il ne regarde pas un documentaire. La limite, c’est jusqu’où chacun veut bien s’identifier. J’assume ce film parce que j’y retrouve des éléments qui m’ont marqué et fait réfléchir dans d’autres films comme Les Chiens de paille ou Délivrance. Même si ces films montrent des cauchemars, ils m’ont servi de repères dans la jungle du réel.


LA SCENE DU VIOL


Vincent Cassel ­ :"Il faut savoir que ce film est passé par plusieurs étapes, qu’on a changé trois fois de sujet en un mois. La raison essentielle de ce film, c’est qu’on avait envie de travailler ensemble. Le premier sujet, c’était un film d’amour avec représentation explicite des scènes sexuelles : on a vite compris qu’on n’était pas capables de le faire, qu’on n’avait pas envie de montrer ça de nous. Finalement, quand on est arrivés à cette scène de viol, c’était moins difficile à avaler que les scènes de sexe explicites. C’était presque un soulagement ! C’est Monica qui était directement concernée. Au début, je voulais venir sur le plateau, puis finalement je ne suis pas venu. D’abord, Monica m’avait demandé de ne pas venir, et puis ma présence aurait été insupportable pour l’acteur qui jouait le violeur, Joe Prestia. Quand j’ai vu la scène aux rushes, j’ai regardé, parce que je n’avais plus que ça à faire, mais c’est sûr que ce n’était pas très agréable pour moi. Après avoir vu la scène, j’étais un peu inquiet, surtout que je n’arrivais pas à la joindre tout de suite au téléphone… Je dois dire que tout ça était un peu dérangeant. Mais en même temps, je trouve incroyable qu’elle ait réussi à faire cette scène, et je suis très fier d’elle.

Monica Bellucci ­ :"Je n’ai jamais douté par rapport à cette scène. J’ai eu le sentiment qu’on avait fait quelque chose de vrai et de très fort. Quand j’ai visionné la scène, je me suis rendu compte qu’elle me dérangeait moi-même. Bien que je savais que c’était du jeu, de la fiction, j’avais du mal à la regarder. Je me suis alors dit « On a fait du bon travail ». Je trouve que Gaspar a traité cette scène avec beaucoup de pudeur, parce que c’est tout sauf une scène voyeuriste.


Gaspar Noé ­ :"Pour la séquence du viol, l’idée était de revoir tous les films comportant des séquences de viol traumatisantes : Délivrance, Les Chiens de paille, Salo… Pareil pour les séquences de baston. Il y en a beaucoup dans lesquels les bastons ne sont pas du tout crédibles. Pour la scène du viol, c’est Monica qui a placé la hauteur de la barre, qui a décidé jusqu’où devait aller la séquence pour être réaliste. Ma demande, c’était que ça dure aussi longtemps que possible pour que ce soit aussi crédible que possible ; à partir de là, je la suivais avec la caméra. L’agression était entre leurs mains à eux.


MONICA BELLUCCI, AVANT ET APRES LE FILM


Vincent Cassel ­ :"Monica sait depuis longtemps qu’elle peut jouer des choses très fortes. Quelqu’un qui a le courage de jouer une scène comme celle du viol, ça lui donne une dimension grave, sérieuse, crédible dans l’esprit des gens. Pour ça, le public risque de la percevoir autrement, de craqueler le glacis de l’icône glamour qui était son image jusqu’à présent. Maintenant, je ne crois pas que ce soit particulièrement dans cette scène-là qu’elle ait vraiment appris quelque chose, je crois que c’est dans le film entier. Ça lui faisait peur au début, elle voulait fixer les choses, et je lui disais « Non, ne fixe rien, au contraire, laisse-toi aller, regarde, tu es très bien, rigolote, ça passe tout seul, etc ». Elle a acquis cette liberté-là, parce qu’elle n’avait ni le temps ni la matière pour « travailler », et c’est ça qui a été la grosse différence pour elle par rapport à ses films précédents. Monica n’a pas fait de scène. Quand on n’a jamais pris de cours de théâtre, on a l’habitude de jouer des choses très morcelées, qui ne durent que le temps d’un plan de cinéma. Là, tout d’un coup, grâce à la longueur des plans-séquences et à la nécessité d’improviser, elle a été dans une zone qu’elle ne connaissait pas."


Monica Bellucci ­ :"Ce film a changé beaucoup de choses pour moi. Quand je l’ai commencé, j’avais beaucoup d’envie, parce que je connaissais et appréciais le travail de Gaspar. Mais j’éprouvais aussi de la peur, à cause du travail d’improvisation : je n’avais jamais fait ça, surtout dans une langue qui n’est pas la mienne… Et surtout, on a commencé à tourner avec quinze pages de synopsis, on n’avait même pas de scénario. Il y avait des plans de vingt minutes non-stop, c’était comme jouer au théâtre, ce que je n’avais jamais fait. C’était une façon complètement différente de travailler pour moi, ça a été une découverte, et je ne savais même pas si je serais à la hauteur. J’avais donc beaucoup de craintes, mais le défi du film m’a excitée et aujourd’hui, je suis très contente de l’avoir fait. Même si je suis consciente des risques d’un tel film. A Cannes, ça va être l’amour et la haine : des gens vont crier au génie, d’autres vont hurler que des films pareils devraient être interdits."


Gaspar Noé ­:" Il faudra attendre les réactions au film pour voir si le statut de Monica a changé. Mais je crois que jamais personne ne lui avait demandé de faire des choses pareilles. Toute l’équipe était épatée, fascinée par le plus qu’elle a donné au film. Je ne suis pas un réalisateur dirigiste avec les acteurs. Je préfère prendre les gens pour ce qu’ils sont et essayer de les chauffer au maximum sur le plateau pour qu’ils soient drôles, violents, etc. Dans le cas de Monica, elle a un charisme foudroyant ; or, souvent, dans les films où elle est maquillée, où on lui donnait des textes bien précis, j’avais le sentiment qu’elle était bridée par rapport à ce qu’elle est dans la vie. Vu que les dialogues n’étaient pas pré-établis, ça lui permettait d’exister devant la caméra. Pareil pour les autres comédiens. Je ne me vois pas encadrer les comédiens en leur disant « Dis ceci, bouge comme ça, etc. » Ce genre de méthode leur fait souvent du mal. Le meilleur de Monica dans le film, c’est ce qu’elle est dans la vie. Mais sur le plateau, personne en effet ne pensait qu’elle pourrait être aussi radicale, prendre le film à son compte. Je me dis qu’aucune autre actrice française n’aurait été aussi forte qu’elle.


LE SENS DU FILM


Vincent Cassel ­:" En voyant le film, on a l’impression qu’on regarde une bande de bactéries au microscope. Je crois que le propos, c’est quelque chose comme « on est tous des animaux assez horribles et quelle que soit notre attitude, notre éducation, etc, quand on commence à avoir de vrais problèmes, toute l’horreur qu’on a en nous se libère ». Le constat du film, c’est que quelque part, on est tous plus ou moins comme ça. Quand j’entends des gens qui disent « Ce film est raciste, homophobe, misogyne », je dis « Oui, bien sûr ! Comme vous ! Comme nous tous. » Le point de vue de Gaspar, qui est très pessimiste, c’est qu’on est tous des horreurs et que ça ne l’intéresse pas de filmer tant que le vernis de civilisation ne craque pas et que la nature humaine profonde ne se voit pas. Je ne souhaite évidemment à personne de vivre les situations du film, mais, honnêtement, si un tel truc m’arrivait, je ne sais pas du tout comment je réagirais. Après la première journée de tournage, je me suis mis à flipper en me disant « Putain, faut que j’arrive à rendre ce personnage un minimum sympathique ». Très vite, je me suis rendu compte que ça ne servait strictement à rien. Il fallait que les personnages réagissent comme des bêtes à des situations très animales et ce n’était pas la peine que les acteurs tentent d’injecter de la poésie là-dedans. C’était éventuellement le rôle de Gaspar de mettre de la poésie dans tout ça, pas le nôtre.


Monica Bellucci ­ :"Ce film dérange parce qu’il montre les monstres qui sont en nous. Il raconte la part monstrueuse de l’humanité. Il existe des gens comme ça, qui pensent que la violence se combat par la violence. On peut avoir peur de ces gens-là, mais il faut les regarder. C’est aussi l’histoire de trois êtres humains qui cherchent à comprendre la vie. Il faut garder à l’esprit la scène du métro, quand on parle de sexe, comme si on cherchait à maîtriser la vie. Mais la vie ne peut se maîtriser, elle est plus grande que nous et parfois nous écrase. C’est la destinée humaine. La vie est une chose magnifique, mais aussi parfois très cruelle. Je crois que ce film raconte tout ça : des êtres humains, victimes de quelque chose qui les dépasse. Irréversible me fait penser à Kubrick, au Salo de Pasolini, des films où on montre la cruauté humaine. Gaspar est un cinéaste pur et dur, qui n’accepte pas les compromis : c’est pour ça que j’ai du respect et de l’estime pour lui.


Gaspar Noé ­ :"Les autres titres envisagés pour le film étaient à un moment Le Temps détruit tout, puis Vivarium… Le film a ce côté expérience de laboratoire où des animaux s’agitent et ne comprennent pas très bien ce qui leur arrive. A propos des Chiens de paille, on a écrit que Dustin Hoffman retrouvait son état animal après le viol de sa femme. Dans Irréversible, ce serait plutôt que les gens sont des animaux qui se contrôlent pour survivre en milieu civilisé, et non l’inverse."


Par Serge Kaganski


Publié le 15 mai 2002


https://www.lesinrocks.com/cinema/monica-bellucci-vincent-cassel-gaspar-noe-irreversible-70445-15-05-2002/



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