Gaspar Noé Entretien | Interview | 2020 Polizine Alexis Veille

 Dans La Tête de Gaspar Noé...

            [Entretien]


 Si vous aviez la possibilité de refaire une séquence d'un de vos films, lequel choisiriez-vous ?


"Je n’ai pas vraiment de regrets sur aucune séquence en particulier. Peut-être parce que je ne regarde jamais mes anciens films, car alors j’ai envie de tout remonter, re-étalonner, re-mixer, etc."


Après la disparition de  Philippe Nahon, qui nous a personnellement profondément touchés, envisagez vous de lui rendre hommage cinématographiquement ?


"J’ai écrit une lettre d’hommage à mon ami quand il est mort, qui a été publiée dans Libération… Depuis, ses cendres ont été jetées dans la mer et ça me donne envie d’y aller nager… Le prochain hommage, ce sera quand la restauration digitale 2K/4K des deux films que j’ai faits avec lui sera accomplie et que le film pourra enfin ressortir en salles et en Blu-Ray."


Vous tournez plus régulièrement. Est-ce parce que vous avez plus d'opportunités ou simplement parce que vous avez plus conscience qu'avant du passage du temps ?


"Je tourne quand on me donne de l’argent pour tourner.  Enter The Void et  Love étaient des projets très difficiles à financer, surtout le premier qui était vraiment cher (12M d’euros) et très atypique dans sa forme. Mais je ne voulais pas me disperser en réalisant des projets qui me tenaient moins à cœur. Aujourd’hui, que ces rêves d’ados sont accomplis, je suis plus dans une logique de savoir où il y a de l’argent pour faire un film qui m’amuse et sur lequel personne ne me prendra la tête. S’il faut le tourner en 15 jours, adjugé vendu. Envoyez l’oseille. Et s’il faut le faire en 5, pareil… Et si on m’en donne pour tourner un film sur 4 mois ou plus, comme  Enter The Void, bien sûr que j’y vais. Mais la liberté accordée est toujours beaucoup plus précieuse que le budget."



Quelle œuvre - film, livre, musique... - récente vous a marqué au point de vous inspirer voire de vous ouvrir de nouvelles perspectives ?


"Techniquement parlant la première demie-heure de Gravity m’a ébloui. Il y 6 mois j’étais à l’hôpital, gavé de morphine, et le film repassait en VF sur le petit poste de télé à l’autre bout de ma chambre. Et j’ai pris mon pied autant que la première fois que je l’ai vu dans la meilleure salle 3D de Paris… A part ça, j’ai profité de ma convalescence et surtout du confinement pour rattraper plein de grands films que je n’avais jamais vus : Andreï Roublev, La règle du jeu, La ballade de Narayama (celui de 1958 réalisé par Kinoshita), L’intendant Sansho et O’Haru, femme galante. C’est de découvrir de tels chefs d’œuvre qui te donnent envie de réaliser de nouveaux films…"


Envisagez-vous, un jour, d'adapter une œuvre ou de vous adjoindre un scénariste ?


"Oui, bien sûr. Mais je n’ai pas d’idée précise de roman à adapter ou de co-scénariste en ce moment."


Qu'est-ce qui apaise vos angoisses ?


"Regarder des grands classiques du cinéma et m’endormir dessus."


Dans votre carrière, beaucoup de vos projets ont découlé de certaines idées passées :  Pulpe Amère préfigurait  Carne avec sa voix off omniprésente, et à l’époque de  Carne vous vouliez déjà faire  Enter The Void ainsi que  Love, que Dario Argento a failli produire. Le projet Love en 1992 s’intitulait Danger et c’est celui-ci que vous aviez pitché à Vincent Cassel et Monica Bellucci avant de finalement reprendre au dernier moment une idée de viol et de vengeance en plan-séquence… Si vous avez reconnu avoir été inspiré par Memento, quand vous est venue l’idée de monter le film à l’envers ?


"Dario Argento n’a jamais failli produire  Irréversible ! Je ne sais pas d’où sort cette fausse info.

Par contre il est bien venu dans ma salle de montage quand je montais le film, je lui ai montré la première moitié du film et me suis arrêté au moment où le personnage joué par Monica entre dans le tunnel. Je voulais qu’il voie le film en entier sur grand écran… A part à ça, quand j’ai vu Memento, je me suis senti totalement perdu dans sa structure temporelle très labyrinthique faite de séquences qui allaient chronologiquement à l’envers et d’autres à l’endroit. Mais la vision de ce film m’a rappelé qu’il existait un autre film que j’avais raté au cinéma et à la télé, mais qui était raconté juste à l’envers. C’était Trahisons conjugales (Betrayal) d’après une pièce de Harold Pinter. Du coup j’ai écrit une histoire de “viol et vengeance” - ratée dans ce cas - qui se déroulerait en une seule nuit et en une douzaine de séquences qu’on pourrait monter à l’envers. J’ai écrit chaque séquence sur une feuille séparée, et en inversant l’ordre une, puis deux fois, je pouvais voir si le film serait clairement compréhensible - et s’il était logique aussi - dans les deux sens. On a tourné le film de manière chronologique en un peu moins de six semaines, mais je savais que le film serait monté à l’envers dès le départ. C’était mon souhait. C’est juste 17 ans plus tard, quand on a re-masterisé le film en 2K/4K que j’ai eu le film de retour dans ma nouvelle salle de montage que je me suis dit qu’il y avait une version alternative à tenter comme bonus du Blu-Ray. Et ce nouveau montage chronologique, assez vite réalisé, s’est avéré bien plus intéressant que je ne l’avais jamais imaginé. Il a été projeté au festival de Venise et il sort enfin en salle aussi. Mais je conseille vivement à tout le monde de voir la version originale de 2002 en premier, et puis ensuite “l’inversion intégrale” de 2020. La première génère beaucoup de questions, et la deuxième y apporte les réponses, pas très reluisantes par ailleurs."


Lors de votre masterclass à Lyon, Cyril Roy [acteur dans  Enter The Void] m’a raconté qu’en Asie,  Irréversible avait eu droit à un DVD remonté dans le sens chronologique. Vous m’aviez ensuite confirmé en m’expliquant que ç'a été fait sans votre accord et qu’à la place, vous auriez sûrement mis des cartons noirs entre chaque scène, un peu comme dans  Love. Ce n’est pas ce qu’on voit dans l’inversion intégrale, pour laquelle vous et votre équipe avez retravaillé chaque transition afin de conserver les raccords invisibles. D’où vient ce changement ?


"Effectivement les Coréens s’étaient aventurés à un remontage chronologique comme bonus pour leur DVD, mais quand j’ai commencé à regarder cette version, les raccords étaient tellement mal faits que j’ai arrêté au bout de 20 minutes et ne l’ai plus jamais regardé. Dans l’inversion intégrale que j’ai montée, on a bien pris le soin que tous les raccords entre les séquences soient aussi agréables que dans la version originale."



À l’époque, en 2016 donc, StudioCanal devait ressortir le film en Allemagne avec un nouveau master. Finalement, c’est sur un Blu-Ray italien qu’on a pu voir ce master courant 2017. Y a t-il une différence entre la version 2017 et la version 2020 du montage original ?


"Je crois que les Blu-Ray d’Irréversible existant dans le commerce (italien, japonais, etc.) sont tous des pures arnaques en fausse haute-définition, et faits à partir de gonflages foireux des masters basse définition qui nous servaient pour la télé et les DVD vers 2002 … Non, je n’ai absolument rien changé au montage de la version originale en faisant, en 2019, la re-masterisation du film."



Le délai entre ce master et la ressortie est-il dû au fait que vous aviez finalement eu l’idée de faire “l’inversion intégrale” pour les bonus Blu-Ray ? Sinon, pourquoi y a-t-il eu un délai de plusieurs années alors que le master était prêt et vraisemblablement validé ?


"Le seul master validé est celui qu’on a entrepris en 2019 et qui est enfin prêt à être commercialisé en 2020. Aucun autre n’a jamais été validé. Puis c’est joli de passer de “2002” a “2020”, on a l’impression d’un retournement partiel des flèches de lecture, comme dans le nouveau remontage."


Irréversible a été re-masterisé en 4K, mais StudioCanal sortira les deux versions du film dans un combo double Blu-Ray standard. Est-ce uniquement à cause de la faible popularité du format UHD ?


"La vérité est que le film d’origine était tourné en super 16mm, post-produit en vidéo HD mais pas du tout 4K et après étalonnage le tout re-shooté sur pellicule 35mm. On voyait le grain du 16 et ça faisait partie du charme de l’image. Si le film est gonflé en 4K, l’image de base est de toute façon intérieure en définition au 2K. Pour faire des Blu-Ray 4K, il faut les faire à partir de tournages en 4K ou de négatifs dont la prise de prise de vue avait été en 70mm ou 35mm. Autrement, c’est inutile. Mais si les projos des salles sont en 4K, il est normal de leur livrer un DCP au format 4K, même lorsque l’image n’a pas la définition escomptée."


"Ce n’est pas un hasard si j’évoquais Pulpe Amère tout à l’heure : la première édition DVD d’Irréversible devait l’inclure dans les bonus. Or, il a beau être mentionné sur la jaquette DVD, le film en est complètement absent. Peut-on espérer le voir un jour en entier, peut-être dans les bonus du Blu-Ray ? À noter pour nos lecteurs que ce court a été photographié par Maxime Ruiz, auteur de quelques photos des coulisses d’Irréversible et qu’on retrouve à l’écran dans  Lux Æterna (dans le rôle du directeur de photo)."


"Pulpe Amère ne sera pas sur le Blu-Ray car, en revoyant ce très court film, on s’est tous dit qu’il n’avait pas vraiment sa place dans l’édition vidéo. Et oui, j’avais tourné ce court avec mon ami Maxime Ruiz, dans son studio photo de l’époque. Depuis il avait été photographe de plateau sur  Irréversible, et il est fabuleux comme acteur dans mon dernier moyen-métrage  Lux Æterna."


Il y a quelques mois, Albert Dupontel nous racontait une anecdote à propos de la carrière internationale d’Irréversible : aux États-Unis, il n’avait pas sa carte d’identité et pour pouvoir payer avec sa carte de crédit, il a présenté un DVD du film… Quel impact le film a-t-il eu sur votre carrière ?


"Moi aussi, quand je me fais arrêter par des flics et que je dois leur dire mon nom et profession, quand j’en viens à citer  Irréversible, ils l’ont absolument tous vu. Pareil pour les chauffeurs de taxi et videurs de boîte. Ça aide beaucoup."



Vous aviez tourné des images de Monica Bellucci sur son lit d’hôpital. On aurait pu s’attendre à ce que l’Inversion Intégrale, plus focalisée sur le personnage d’Alex qui ouvre le film, se conclut sur ces images, ou soit en tout cas l’occasion d’utiliser des rushes inédits, ce n’est finalement pas le cas. Avez-vous songé à utiliser des séquences jamais montrées ?


J’ai pensé effectivement à inclure cette séquence coupée mais elle serait arrivée à la toute fin du film comme un happy end, dévoilant qu’elle était toujours vivante. J’ai pensé que c’était plus fort et anxiogène de ne pas savoir ce qu’il lui était arrivé, et j’ai abandonné l’idée.


Climax et  Lux Æterna n’ont pas provoqué de scandale (on se souviendra tout de même des pompiers à la fin de la séance cannoise de  Lux Æterna), certains critiques pensent même que vous vous êtes assagi. Cette ressortie, c’est aussi pour rappeler que vous n’avez rien perdu en attendant votre fameux projet censé être plus sombre et plus brutal ?


"Assagi ou pas n’est pas le sujet. On fait des films autour de sujets qui sont plus ou moins problématiques dans leur représentation. Il ne faut jamais se forcer pour choquer, tout comme il ne faut pas avoir peur de le faire. Moi, il n’y a que les infos du journal qui arrivent encore à me choquer. Pas les films narratifs avec des acteurs."


Irréversible marque un tournant majeur de votre carrière : le premier long avec mouvements complexes et coupes invisibles, vos premières collaborations avec Laurent Lufroy et Benoit Debie. Comment voyez vous votre carrière et votre style évoluer dans les 10 ans à venir ?


"Je continuerai à faire des films avec mes amis surdoués, j’espère. C’est l’émulation collective qui nous donne envie de tourner ces films puis de les exploiter."



Entretien conduit par Frédéric Polizine et Alexis Veille, en août 2020.

https://www.letempsdetruittout.net/interviews/gaspar-no%C3%A9



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