Seul Contre Tous | Entretien Gaspar Noé Aout 2000 | Eric Priou

Seul Contre Tous... Gaspar Noé


Gaspar Noé, On vous aura prévenu,

 

Quatre ans après Carne, Gaspar Noé réalise la suite qui se regarde de façon indépendante. Œuvre déconcertante, Seul contre tous, salué par le Prix de la semaine de la critique au Festival international de Cannes 1998, est l’histoire d’un homme seul, malmené par la vie et de son rapport incestueux avec sa fille muette.

 

Franc-Parler: Seul contre tous, est-ce un titre qui peut s’appliquer également à vous?


Gaspar Noé: Oui et non parce que par rapport à mes dettes, j’étais seul face à ma banque. Mais j’avais beaucoup d’amis qui m’ont aidé, qui m’ont encouragé à faire le film, qui donnaient des coups sur les épaules en disant comme ça: «Vas-y, continue.» Je me sentais assez valorisé même avant d’avoir fait Seul contre tous à cause du succès de Carne. C’est juste qu’effectivement, des fois quand tu te fais rejeter le scénario des sources de financement principales, tu développes une certaine haine de ces gens-là et du coup effectivement, peut-être à déblatérer contre eux, j’étais le seul. Et aussi ouvertement. J’ai allumé le feu et après il y en a plein qui ont suivi.

 

Franc-Parler: Le fait d’être subversif, c’est depuis toujours?


Gaspar Noé: Non, non, je ne suis pas subversif. T’as juste soit tu t’écrases, soit tu t’affirmes et je ne pense pas que s’affirmer surtout dans un désir tout à fait normal, et je ne pense pas que mon film soit anormal, je trouve plutôt anormal d’essayer d’empêcher ce genre de films de se produire… Voilà, c’est juste un désir d’exister et de s’affirmer. Ce n’est pas de la subversion. La subversion, je crois que c’est un truc de plus planifié, plus destructeur. Mon film ne détruit pas vraiment de valeur sociale quelle qu’elle soit. Peut-être que ça secoue légèrement comme effectivement tu as des tremblements de terre et après des petites secousses sismiques. Effectivement peut-être qu’il est bon, si tu sais qu’un jour, il peut y avoir un tremblement de terre dans une société, il est bon de tester cette même société avec de toutes petites secousses sismiques pour que les gens sachent quels sont les immeubles qui peuvent se fissurer et lesquels ne vont pas se fissurer. Si effectivement tu parles de sujets que les gens abordent rarement au cinéma, alors même que je les aborde pas directement. Il n’y a pas de tremblement de terre dans mon film, mais du coup, il y a des gens qui disent: «Mais ben là c’est…»

 

Franc-Parler: Alors quel est le test que tu as voulu lancer ici?


Gaspar Noé: C’est un test que j’ai voulu faire vis-à-vis de moi-même. C’est: Est-ce que j’arriverai à faire ce film que j’avais envie de voir sur un écran en tenant compte plutôt de mon envie de spectateur sans trop tenir compte du paramètre de ma vie quotidienne parce que je me suis abstrait de pas mal de choses. Je ne sais pas, je me suis amusé pas mal toutes ces années, mais aussi, avoir des dettes sur le dos pour faire un film, alors que tous tes amis pendant ce temps-là font des films avec quinze fois plus d’argent… Et peut-être qu’ils ont d’autres sources de problèmes à l’arrivée avec la critique, leur producteur ou avec leur monteur ou le mixeur. Mais des fois je me disais: «P., moi, je continue à faire des films dans des situations subnormales alors qu’eux, ça y est, ils sont correctement payés pour faire des choses qui… et pourquoi pas moi?» C’est tout.

 

Franc-Parler: C’est un choix dès le départ, justement, de travailler, de produire seul?


Gaspar Noé: Non, j’aurais préféré trouver un producteur avec qui je m’entende et je préfère avoir un partenaire à l’avenir en qui j’ai une confiance totale. Tu vois, parfois dans un couple, des fois les gens se marient ou ne se marient pas. Tu as des couples qui se trompent dans la pénombre de manière plus ou moins tordue ou il y a des gens qui vivent une sexualité libre où chacun des partenaires peut faire ce qu’il veut, ça ne déteint pas sur le couple. Je ne sais pas quel type de rapports je peux avoir à l’avenir avec un producteur, mais j’ai juste envie d’avoir quelqu’un, peut-être qui n’ait pas avec toi des rapports exclusifs de production ou inversement, juste quelqu’un avec qui tu fasses des films, qui te résolve tous ces problèmes-là, qui se batte sur le terrain du financement comme toi tu te bats au montage et en équipe. Tu as souvent des rapports où le producteur, dès l’entrée de jeu, essaie de te déposséder de tous les droits futurs du film. Il te dit: «Voilà, ce film est tellement dur à faire que tu auras deux pour cent sur les recettes.» Tu dis: «Hé là, attends!» Une fois que le film a été rentabilisé, ça serait normal qu’on ait 30 ou 20 pour cent, 50-50 si ton nom compte plus que celui du producteur. Mais tu as toujours un côté très vénal chez les producteurs qui fait qu’ils tirent la couverture de leur côté et à un moment tu es dans une logique tellement égoïste que tu n’as plus envie de travailler avec eux. Et même s’ils ont bon goût, même s’ils aiment les mêmes films que toi t’aimes, après tu vois qu’au niveau économique, ils veulent être le patron. Non pas sur le plateau mais aussi à long terme en disant: «C’est mon bébé, c’est pas le tien» et du coup effectivement il y a plein de gens avec qui j’ai commencé à négocier des trucs et après je les ai envoyés chier.

 

Franc-Parler: La morale, c’est un mot que l’on emploie peu et «chacun sa morale»?


Gaspar Noé: «Chacun sa morale», on ne l’entend pas tellement en fait, on entend beaucoup plus: «Chacun pour soi» ou «Chacun sa merde». Quand tu commences à t’engueuler avec quelqu’un au sujet d’un film, souvent on dit: Chacun son point de vue et c’est une manière de dire «Chacun a sa vision.» C’est une manière du style «Si je continue à m’affirmer et si tu continues à t’affirmer, on va s’engueuler.» «Chacun sa morale» c’est un peu comme «Chacun son point de vue.» Mais la morale, quand les gens manquent d’arguments pour te casser un film, souvent le truc le plus con qu’on puisse te dire c’est: «Ce film n’est pas moral.» Tu as l’impression qu’on attend d’un réalisateur qu’il soit un curé qui détermine où sont les démons et où sont les anges et dans la vie je n’ai jamais croisé de démons, je n’ai jamais croisé d’anges. Tu as juste des gens qui essaient de survivre. Je n’ai jamais eu l’intention de faire un film moral, j’ai juste eu envie de faire un film qui soit utile à l’ensemble, qui soit utile à l’individu à titre personnel et qui puisse te permettre de jouir de la vie.

 

Franc-Parler: C’est un sujet qui est quand même peu banal…


Gaspar Noé: Oui, mais dans la littérature ce genre de sujets est beaucoup plus traité , mais c’est juste qu’au cinéma, tu vois, tu vas chercher du financement parce que les caméras coûtent cher, la pellicule coûte cher, le labo coûte cher, les comédiens, il faut les payer. Il y a tout un ensemble de paramètres qui font que c’est un art extrêmement coûteux comparé à la littérature ou à la peinture. Et que souvent du coup, il y a toute une industrie qui s’est créée, où il y a des aides ou des pré-achats qui sont donnés à un certain type de films. Et bizarrement tous ces gens qui décident de ces aides ou de ces pré-achats appartiennent à une classe sociale qui n’est pas représentative de l’ensemble de la population. Ce sont des gens d’une classe supérieure qui, par ailleurs, ont peur de perdre leur poste et qui ont toute une logique un peu consensuelle. On dit oui aux comédies, on dit oui aux films policiers à condition qu’ils soient très loin d’une réalité sociale concrète ou de quelque propos politique que ce soit.

 

Août 2000

Propos recueillis: Éric Priou

http://franc-parler.jp/spip.php?article60&lang=ja


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