Suivi d’un entretien avec Ernesto Giolitti, chef électricien
Tourné en deux semaines "comme un film de potes", ce Climax est fidèle aux thèmes et au style de Gaspar Noé (sexe, drogue et descente aux enfers). Mélangeant improvisation et travail extrêmement répété sur le plateau (comme la longue chorégraphie qui ouvre le film), Benoît Debie, SBC, nous explique comment il a abordé ce tournage plein d’énergie et de choses un peu dingues...
Quelle est la genèse de Climax ?
Benoît Debie : Gaspar voulait tourner très vite ce film en novembre 2017. Il venait d’avoir le feu vert pour un film pas cher et souhaitait le terminer pour Cannes. Finalement l’emploi du temps a pris un peu de retard et nous nous sommes mis à tourner début février. Chaque jour, il écrivait son histoire et dirigeait ses danseurs, en travaillant dans ce lieu unique qui s’apparentait pour nous à un studio, avec, comme à son habitude, une volonté de tourner dans tous les axes, sans jamais être freiné par la technique.J’ai du donc tout éclairer à partir de lumière intégrée dans le décor, en faisant un long prélight de près de deux semaines, en parallèle avec la finition du décor.En termes de référence, on voulait que le film démarre sur quelque chose d’extrêmement quelconque. Une image un peu à la Christiane F., droguée, prostituée, qui partirait ensuite dans quelque chose de très stylisé au fur et à mesure que la transe et la démence s’emparent des personnages. Le film s’est tourné en toute simplicité, en deux semaines presque comme un court métrage entre copains. J’ai trouvé Gaspar très détendu, sans réelle pression (comme ça avait pu être le cas sur Enter the Void), une sorte de lâcher prise qui, je pense, est très bien avec la danse et l’ambiance du projet.
Parlez-nous du long plan séquence d’ouverture...
BD : Cette séquence nous a demandé deux jours de travail, avec une journée entièrement dédiée à la chorégraphie et à la mise en place des danseurs. La chorégraphe Nina McNeely (ayant travaillé avec Bjork ou Rihanna...) est venue spécialement de Londres pour mettre au point le numéro, tandis qu’on cherchait avec une Supertechno 30 pieds les axes de caméra au fur et à mesure des répétitions. Finalement, on a tourné avec la musique et un mouvement extrêmement calé, très aux antipodes de ce qui allait suivre pour le reste du film !Bien que je sois un amoureux de la pellicule avec laquelle j’essaie de tourner le plus souvent possible, ce projet très modeste et tourné dans l’urgence ne nous permettait pas vraiment ce choix. Vu la prépondérance des plans séquences, j’ai choisi l’Alexa Mini, équipée d’un seul 12 mm Zeiss GO pour tout le film. Un objectif assez vieux qui m’a permis de redonner de la matière à l’image numérique et avec lequel on a pu tourner en 4/3 natif, pour ensuite recadrer l’image en 2,39 au montage.
Pourquoi cette méthode de cadrage ?
BD : On a cadré toujours plus large au tournage de manière à pouvoir ensuite affiner les choses en postprod. La dernière partie du film ayant recours à une caméra de plus en plus folle, avec notamment les rotations autour de l’axe optique, notre "dépoli 2,39" était ajusté de manière à pouvoir pivoter sur 360° à l’intérieur de l’image 1,37. Et c’est ensuite Rodolphe, chez Mc Guff, qui s’est chargé de conformer tous les effets de recadrage décidés par Gaspar lors du montage.
Où avez-vous tourné ?
BD : Dans un vieux bâtiment à Vitry-sur-Seine, qui fait partie d’un centre pour la jeunesse encore en activité. À l’origine les murs étaient blancs, et ça faisait vraiment penser à une ancienne école ou un orphelinat désaffecté... Très vite avec Jean Rabasse, ADC, qui a signé le décor, on a décidé de donner des couleurs aux différentes pièces. Tel endroit devenant plutôt vert ou bleu selon les scènes qui allaient s’y dérouler. En termes de lumière, je n’ai pas cherché trop à aller contre ses décisions, en éclairant simplement avec la même couleur utilisée sur les murs...Et comme Gaspar tourne quasiment sans projecteurs sur le plateau, j’ai choisi des tubes à LEDs que je venais d’expérimenter sur le dernier film de Harmony Korine en Floride. Ces Astera ressemblent vraiment à des tubes fluorescents classiques, exactement comme les anciens Kino Flo et peuvent donc passer parfaitement dans l’image comme des luminaires et non pas des projecteurs.L’énorme avantage comparé aux tubes fluorescents, c’est qu’on peut contrôler en direct la couleur et la luminosité (LEDs RVB + Blanc), ce qui nous a amenés à tourner dans un décor presque entièrement éclairé numériquement.
Où les avez-vous loués ?
BD : Ces tubes, de fabrication allemandes n’étaient pas encore présents sur le marché français de la location, et c’est Next Shot qui a pris la décision d’en acheter une soixantaine spécialement pour le film, qui sont depuis dans son parc de location. Ernesto Giolitti, le gaffer, a passé pas mal de temps en prélight pour résoudre tous les problèmes de mise en réseau des lumières, ce qui nous a permis sur le plateau de tester en direct telle ou telle ambiance en contrôlant directement l’image sur iPad. Gaspar était emballé par le dispositif, car ça convient parfaitement à sa méthode de mise en scène, où on est souvent dans l’expérimentation. Installé la plupart du temps à la caméra, il pouvait être au plus près des comédiens, voire les diriger pendant les prises, tandis que que je le suivais avec un iPad et que je faisais évoluer la lumière en direct.
Pas de problème techniques avec ce nouveau matériel ?
BD : J’avais à l’origine quelques appréhensions sur les phénomènes de "flicker", notamment sur le film de Harmony Korine tourné en pellicule. Mais il s’est avéré que même extrêmement dimmés, ces tubes sont très stables en fréquence et ne provoquent aucune perturbation dans l’image. C’est vraiment une qualité de conception et de fabrication pro.
De quoi êtes-vous le plus fier sur ce film ?
BD : J’aime beaucoup la séquence rouge dans la dernière partie du film, bien sûr. Autrement il y a ce plan qui me revient à l’esprit, avec Sofia Boutella devant ce mur-forêt en papier peint. Je me souviens avoir éclairé en rouge rosé, et elle se fond dans le décor de manière très étrange avec énormément de profondeur de couleur. Un éclairage un peu irréel, un plan de conte de fée, au milieu de l’enfer.L’énorme avantage de pouvoir travailler sur le plateau en direct avec un dispositif qui réagit au doigt et à l’œil, ça va exactement dans le sens de ce ce que l’on a expérimenté depuis le début avec Gaspar, à savoir fabriquer l’image presque à 100 % au tournage. Ainsi il n’y a quasiment pas d’étalonnage sur ses films, juste quelques petites retouches de niveau pour aligner tel ou tel plan, car c’est sur le plateau qu’on décide quelle couleur ou quelle densité aura l’image en salles.
Ernesto Giolitti, Gaffer :
Parlez-nous de ces fameux tubes Astera que Benoît a décidé d’utiliser sur Climax.
Ernesto Giolitti : Ces tubes ressemblent à s’y méprendre à des tubes fluorescents Kino Flo. Toute l’électronique et l’alimentation par batterie y sont intégrées, le contrôle s’effectuant par WiFi via une console utilisant le protocole DMX. Leur qualité lumière est plutôt bonne, proche des références utilisées sur les plateaux (Arri SkyPanel, Rosco DMG...) mais on peut surtout les utiliser à l’écran comme des luminaires, et non pas comme des projecteurs de cinéma.C’est une source qui était idéale pour le film de Gaspar, puisqu’on pouvait en direct avoir un accès à la lumière, tourner sur 360° et bien sûr lui offrir cette envie de couleurs qui était un des enjeux pour l’image sur ce film.
Comment avez-vous préparé le plateau ?
EG : On a passé presque deux semaines en prélight, en même temps que l’équipe déco terminait la préparation du lieu. C’est rare qu’on puisse travailler en même temps que la déco sur un film, et je dois dire que c’était vraiment super de pouvoir collaborer en cours de construction de façon à affiner peu à peu les choses sur une installation vraiment complexe. À la fin, on s’est retrouvé quand même avec pas loin de 1 000 canaux différents à gérer, avec à la fois ces fameux tubes Astera, mais aussi des appliques fluo classiques qui existaient à la base dans le lieu, et qu’on a réutilisées dans certaines zones ou pour certaines séquences. Là-dessus, c’est aussi rajouté toutes les petites lampes intégrées naturellement la déco (sorties de secours, petites ampoules de jeu...) qu’il fallait également pouvoir contrôler en direct. Cette mise en réseau et la gestion informatique du système ont occupé à temps plein un des électros sur le tournage, pour être sûr que tout fonctionne au moment on lançait le moteur. Il faut savoir que sur un film de Gaspard, tout va très vite, et, comme dans une course auto, rien ne s’arrête au cours de la journée. Il faut être en permanence prêt à la technique et répondre à toutes les demandes et expérimentations.Finalement, si quelques petits soucis de jeunesse ont été à déplorer au départ, les choses se sont peu à peu améliorées au fur et à mesure que les fabricants des projecteurs fournissaient des mises à jour du programme et des firmwares...
Comment contrôliez-vous la lumière en direct ?
EG : Tout était géré par l’intermédiaire de deux iPad sur le plateau, reliés en WiFi aux projecteurs. La liaison n’était d’ailleurs pas toujours possible à cause du lieu construit en béton, et on a dû jouer d’astuces pour compenser à certains endroits avec des sous-réseaux filaires relayés ensuite en WiFi… A la fin, on a trouvé notre configuration idéale, à savoir un premier iPad qui contrôlait les sources Astera LED, et le deuxième sur lequel étaient rassemblées toutes les autres (fluos, déco....). La difficulté était d’arriver à nous synchroniser avec Benoît quand on faisait varier en direct la lumière sur les deux postes.
Une nouvelle méthode de travail ?
EG : L’énorme avantage d’un dispositif comme celui-là, en comparaison avec une vraie console lumière héritée du spectacle comme il y en a de plus en plus sur les plateaux, c’est qu’on a un contrôle beaucoup plus direct et instinctif de la lumière du chef opérateur et ici du réalisateur. On n’est pas obligé de passer par un autre intermédiaire comme un pupitreur, dont les habitudes de travail sont parfois éloignées de ce que peut amener un tournage comme ceux de Gaspar. En gros, on est très loin du « Je répète, et je lance ensuite les programmes selon une séquence très précise » mais plus près du « Je répète, et tout peut être modifié à la dernière minute ! ».
Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC