D’où vient le profond nihilisme de Seul contre tous ?
" Je n’ai pas tellement de haine. Dans mon cas, c’est plus de la paranoïa. Je ne suis pas paranoïaque aigu, mais je suis toujours sur la défensive, en train de calculer au pire les relations humaines je préfère avoir de bonnes surprises ensuite. De ce côté-là, je peux me rapprocher du boucher. D’un autre côté, je suis plus idéaliste et optimiste que lui. En ce qui concerne ma vie personnelle… Quand tu as eu une mère gauchiste assistante sociale, tu as des leçons de vie sur ce que sont les rapports de force entre les différentes classes. C’est ancré en toi."
Ton film cherche-t-il à prendre en otage le spectateur ?
"J’ai emprunté la continuité obsessionnelle de la voix off à Schizophrenia, un film autrichien interdit pour extrême violence dans les années 80. Grâce à ce procédé, les spectateurs ont la tête submergée par les pensées du boucher. Pendant le film, tu as du mal à te détacher de ce qu’il pense. Ce n’est qu’à la fin que tu peux commencer à dresser un bilan du personnage, pas avant. Même si tu reconnais qu’il est trop basique, trop bête par moments dans ce qu’il raconte, et que ses pulsions sont haïssables, tu n’as pas le temps d’opposer ta propre pensée à la sienne. Tu ne t’identifies pas à lui, mais tu t’intéresses à lui. On peut être transporté pendant tout un film à l’intérieur de la tête du boucher, sans être contaminé par sa pensée.
On va beaucoup t’accuser d’ambiguïté idéologique ou de confusionnisme. Comment te définis-tu politiquement ?
"L’ancrage politique de mon film est assez clair. Je ne suis pas apolitique, je vote communiste, même si je n’aime pas le PC en tant que parti. Mais c’est une contre-force à la bourgeoisie et au libéralisme ambiant."
Tu es né en Argentine. D’où vient le rapport que tu cultives dans ton film avec l’histoire contemporaine de la France ?
"J’aime l’idée d’insérer un personnage dans la société et dans l’histoire de son pays. La biographie de mon personnage, c’est une manière de dire « Arrêtons de nous affoler par rapport à ce qui se passe aujourd’hui. Le fascisme n’est pas né il y a cinq ans, il a toujours été là, et il sera encore là sous de nouvelles formes dans cent ans. » Il y a une tendance à présenter la France comme un des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Le jour de la Libération, une partie des Français a eu l’impression de perdre la guerre. Pour moi, c’est une grande victoire que les Anglais et les Américains aient débarqué en France, et qu’avec les résistants ils aient libéré le pays. Mais à mon avis, c’était un échec pour beaucoup de Français. Ils n’ont pas osé la ramener pendant longtemps et ils la ramènent aujourd’hui. Délibérément, je n’ai pas parlé de la guerre d’Algérie dans mon film. Mais l’acteur principal, Philippe Nahon, a fait la guerre d’Algérie, il y a été envoyé contre son gré, en première ligne. Le mari de Martine Audrain, qui joue la belle-mère, était un résistant communiste qui a passé trois ans dans les camps et qui heureusement en est revenu. Il y avait sur le tournage des gens qui avaient vécu l’Occupation et qui racontaient des histoires hallucinantes. On a tendance aujourd’hui à occulter le quotidien de l’Occupation. Il y a aussi quelque chose que je n’ai pas beaucoup apprécié ces dernières années, c’est le retour de l’anti-américanisme. On accuse l’invasion culturelle américaine, mais on oublie qu’elle est arrivée avec la liberté."
Seul contre tous a connu un mode de production et de réalisation plutôt inhabituel dans le cinéma français.
"Il s’est surtout fait sur une longue durée, en raison du manque total d’argent pour le tournage. J’avais fait un moyen métrage, Carne, qui avait été montré dans de nombreux festivals et était sorti en salles. Quand j’ai essayé de monter une version longue de Carne, le projet a été refusé un peu partout. Les programmes courts de Canal+ m’ont donné quelques sous, mais pour faire un autre court métrage. C’était pour moi la seule solution. J’ai commencé à tourner quelques plans, mais le film de Lucile (La Bouche de Jean-Pierre) qu’on tournait au même moment coûtait plus cher que prévu et les toutes petites économies que je pouvais avoir pour mon film partaient sur le sien. Nous avons dû finir son film et le sortir pour pouvoir ensuite terminer le tournage de Seul contre tous et attaquer le montage. Heureusement, entre-temps, Agnès b. m’a aidé financièrement."
Comment expliques-tu un tel isolement ?
"J’étais marginalisé par mes partis pris esthétiques. Je n’appartiens ni à la famille dominante du cinéma d’auteur bourgeois ni à la famille du cinéma commercial. En même temps, j’ai envie que mon film existe commercialement. Je respecte beaucoup des films comme Taxi driver, Délivrance, mais aussi ceux de Pasolini ou Fassbinder, des vrais auteurs qui faisaient leurs films avec des moyens corrects. C’est vers ce genre de choses que j’ai envie d’aller. En France aujourd’hui, le système fait qu’une poignée de décideurs a le droit de vie ou de mort sur un film. Beaucoup de producteurs estiment que si Canal refuse un projet de long métrage, ce n’est pas la peine d’aller plus loin. Le second point qui m’a marginalisé, c’est que le film est violent. Et même si Les Yeux sans visage existe, même si les années 70 sont passées par là avec des films comme La Grande bouffe ou L’Empire des sens, j’ai l’impression que chaque fois qu’un réalisateur veut affronter la violence ou la sexualité explicites dans le cinéma français, ses tentatives sont stoppées. J’ai hâte que l’on puisse faire des films avec plus de liberté en France."
Seul contre tous ne ressemble à rien de connu, si ce n’est à Carne et à La Bouche de Jean-Pierre. Comment est née cette esthétique du cadrage, du montage, de la couleur ?
"N’importe qui peut imiter le style de Carne ou de La Bouche de Jean-Pierre. Il suffit de quelques effets de raccords en pixelisation et de filmer en 16 mm Scope en mettant un carton au milieu du film. Pour Carne, j’avais envie que le film ait des partis pris formels assez clairs. Comme Seul contre tous est la suite logique de Carne, j’ai essayé que cela y ressemble le plus possible, à une exception près : cette fois, le film était mixé en dolby SR, ce qui permettait d’obtenir davantage de dynamique dans le son. Même si j’étais tenté de faire des choses nouvelles, je me suis retenu. Je ne veux pas pousser ce style-là plus loin. Mes prochains films ne ressembleront ni à Carne ni à Seul contre tous."
La mise en scène du film est un mélange de pyrotechnie et de minimalisme. Tu sembles osciller entre une forme d’enregistrement du réel et le besoin d’en foutre plein la gueule.
"C’est du documentaire triché. Si j’avais voulu filmer le Paris d’aujourd’hui (le film se situe au début des années 80), Seul contre tous ne ressemblerait pas à ça. Il y aurait beaucoup plus de couleurs devant la caméra. Il y a beaucoup de personnes et de décors que j’ai délibérément éliminés. Effectivement, cela paraît très réel, mais à l’intérieur d’un contexte totalement fabriqué."
Tu revendiques tes affinités avec des cinéastes de ta génération (Kassovitz, Kounen, Caro et Jeunet…) qui refusent le naturalisme et le cinéma d’auteur français au profit d’un culte de l’imaginaire, ou plutôt des images. En revanche, ton film a un pied dans la fantasmagorie et un autre dans le naturalisme.
"Pasolini ou Sirk également. Sirk utilise la couleur de façon très irréaliste, et pourtant il parle de choses très proches de la vie. Pendant des années, je ne jurais que par 2001 : l’odyssée de l’espace et Pasolini. J’ai mis longtemps à découvrir d’autres cinéastes qui m’ont marqué comme Eustache, Fassbinder ou Kenneth Anger. J’ai vu toute l’oeuvre de Pasolini, c’était quelqu’un qui maniait très bien la narration, au sens hollywoodien du terme, et pourtant il parlait de choses proches de l’humain."
On sent dans ton film des influences très diverses. Tu cultives une cinéphilie boulimique, curieuse, tu aimes des films très différents les uns des autres.
"Ce n’est pas antinomique. Il y a des artistes qui s’achèvent dans une esthétique et un discours, et puis il y a les produits plus formatés. A partir du moment où quelqu’un va loin dans sa propre démarche, je le respecte et plus il va loin, plus je le trouve fascinant. Les photos de Pierre Molinier me fascinent, c’était un tireur isolé. Quand j’ai vu Vibroboy de Jan Kounen pour la première fois, je n’en croyais pas mes yeux. Je suis extrêmement touché par Une Sale histoire ou La Maman et la Putain, ou par un bon film d’horreur qui me fait peur ce qui est rare. Ce qui n’existait pas avant, c’est que tous les objets cinématographiques déviants sont mis dans la même catégorie de « films cultes » ou « films trash ». Tous ces films qu’on croyait très différents (l’expérimental, l’horreur ou l’avant-garde) se retrouvent dans les mêmes festivals ! Mais on se rend compte que c’est logique. Comme le cinéma est une industrie, il n’a jamais permis beaucoup d’objets déviants ou de styles très affirmés. Sauf quelques rares cas, comme Godard qui a pu créer sur des années un style bien marqué."
Ton film s’inscrit-il dans une tradition française, plus littéraire que cinématographique, du pamphlet ?
"C’est vrai qu’il existe un culte de la révolte « à la française » qui prend des formes particulières, avec cette mythologie révolutionnaire où l’on peut guillotiner le roi ou frapper son patron. Il y a des pays où l’idée de guillotiner le roi ne passerait par la tête de personne. Un autre film qui a indirectement et de façon inconsciente inspiré Carne et Seul contre tous, c’est Dupont Lajoie d’Yves Boisset : une oeuvre de dénonciation, le premier film français qui m’a fait vraiment peur, plus que Les Yeux sans visage."
Ton personnage est obsédé par la morale. Qu’est-ce que ce mot signifie pour toi en tant qu’homme et en tant que cinéaste ?
"La morale, c’est un terme tellement galvaudé qu’on ne sait plus ce que cela veut dire. C’est très catholique de parler de morale, très occidental aussi. A propos de Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo, qui ensuite a réalisé ce chef-d'œuvre qu’est La Bataille d’Alger, Jacques Rivette a écrit dans les Cahiers du cinéma que le film était abject, sans morale. J’ai vu le film. Quelqu’un essaie de s’échapper d’un camp de concentration et meurt dans les barbelés. Il y a un travelling sur sa main effectivement, ça fait joli et une musique derrière qui accentue le côté dramatique, le genre d’effet que l’on voit aujourd’hui dans Titanic ou Il faut sauver le soldat Ryan. Je pense que s’il s’est indigné contre le film, c’est pour d’autres raisons : un Italien qui fait un film sur une petite Juive française qui devient kapo pour survivre dans les camps, avec l’idée de rédemption à la fin… Le film avait eu un effet négatif sur pas mal de gens, mais essentiellement en France, de même que pour La Bataille d’Alger."
Mais pour Rivette, le film n’était qu’un prétexte pour dénoncer une certaine façon de filmer la violence ou la guerre, que l’on retrouve en effet plus tard dans Il faut sauver le soldat Ryan, par exemple.
"Ce que tu peux reprocher au film de Spielberg, c’est son discours pro-américain un peu manichéen. Même si le début est magnifique, on entre ensuite dans une narration très traditionnelle. Pour Kapo, il n’y avait pas de quoi s’indigner. C’est un film frontal, alors que le cinéma est peuplé de films beaucoup plus fourbes. A cause du scandale provoqué par le film de Pontecorvo, soi- disant le plus immoral de tous les temps, je voulais mettre la musique de Kapo à la fin de Seul contre tous, mais j’ai dû y renoncer pour des problèmes de droits ! Je ne vois pas pourquoi on peut s’indigner du travelling de Kapo et pas de la musique au piano de Nuit et brouillard."
Mais Nuit et brouillard d’Alain Resnais n’est pas une fiction.
"Oui, mais il y a un artifice maniériste. Si tu décides de traiter d’un sujet grave, est-ce que tu dois clouer ta caméra au sol et n’utiliser aucun artifice ? Je crois qu’à partir du moment où tu fais un film, tu t’exprimes par les mouvements de caméra, les choix des éclairages, l’exposition de l’image. Il ne s’agit pas de morale mais de point de vue. Un cinéaste retransmet dans son film, plus ou moins bien, sa perception émotionnelle du monde. La perception de Pontecorvo sur les camps n’était pas la même que Rivette, qui n’a d’ailleurs jamais pris le risque d’aborder le sujet. Cependant, à part cet article, je respecte beaucoup l’oeuvre de Rivette."
Très peu de cinéastes français, si ce n’est Guédiguian et toi aujourd’hui, filment des prolétaires régulièrement.
"Il y en a d’autres. Surtout les portraits de Cavalier qui, en termes de respect humain, sont inattaquables. Et puis La Vie de Jésus filme des prolétaires. Pour financer un film, on a besoin d’acteurs connus. Et il y a très peu d’acteurs connus qui peuvent être crédibles dans le rôle d’un prolétaire ou d’un clochard. Denis Lavant en clochard dans Les Amants du Pont-Neuf était crédible, mais c’est l’exception. Philippe Nahon n’est pas un prolétaire, mais il est crédible dans le film."
Chez toi, il est plutôt question de sous-prolétariat. Même si ton personnage n’a pas de dimension héroïque, tu le filmes comme un desperado, un rebelle.
"Pendant un moment, j’ai voulu appeler le film Lumpen, et ma mère m’a fait remarquer que « lumpen », même si c’est un terme marxiste, était maintenant employé par les bourgeois ou les intellos de manière assez péjorative pour décrire la plèbe. C’était un mot à double tranchant. A une époque, on parlait de classe ouvrière et de lumpen, et on intégrait les chômeurs dans les lumpens. Aujourd’hui, on parle des chômeurs comme d’un groupe social ! Il y a les travailleurs et il y a les chômeurs."
Que peux-tu filmer après une telle histoire ?
"J’ai un projet qui me tient à coeur, qui est un film extrêmement visuel, un peu schizoïde, une histoire de jeunes qui prennent de la défonce et qui s’appelle Soudain le vide. J’ai aussi l’envie de faire un film érotique : soit L’Histoire de l’oeil de Bataille, soit un scénario original que je suis en train d’écrire. Je ne pense pas qu’il y aura un troisième volet à l’histoire du boucher… mais on ne sait jamais, s’il me vient une idée."
Gaspar Noé – La bouche de Gaspar par Olivier Père (Fevrier 1998) Les Inrockuptibles
https://www.lesinrocks.com/cinema/gaspar-noe-la-bouche-de-gaspar-100789-17-02-1998/