Expérience psychédélique et spirituelle, Enter the Void est une œuvre essentielle dans la filmographie du génial Gaspar Noé.
Connu pour ses premières œuvres violentes et controversées comme Seul contre tous ou encore Irréversible, le réalisateur Gaspar Noé faisait son grand retour au cinéma en 2009 avec Enter the Void. Aussi attendu que redouté, ce troisième long-métrage s’inscrit parfaitement dans la filmographie de son auteur tout en proposant un renouveau passionnant de son cinéma.
Si l’amour du cinéaste pour le choc et la provocation est toujours présent, Enter the Void amorce un virage surprenant vers une approche artistique plus spirituelle, psychédélique et sensorielle. En quoi peut-on considérer ce film comme l’œuvre somme de Gaspar Noé ? Revenons sur un long-métrage trouble et complexe, à l’image de son cinéaste.
Fidèle à sa réputation d’enfant terrible du cinéma français, Gaspar Noé ne perd rien de son style sulfureux et provocateur avec Enter the Void. Tous les éléments de choc inhérents à son cinéma sont présents dans ce troisième long-métrage. Entre un sous-texte incestueux, des explosions de violence crue et le traditionnel cocktail de sexe et de drogues, le cinéaste rappelle à maintes reprises que ce film est un digne héritier de ses œuvres précédentes.
Les polémiques enflammées et le vent de scandale autour de son Irréversible auraient pu pousser Gaspar Noé à revenir plus sage, plus mesuré. Peu de films français avaient suscité autant de débats dans les années 2000. Mais bien loin de l’excuser, ce troisième long-métrage est l’occasion pour lui d’affirmer et d’assumer son identité artistique sans la moindre envie de concession.
Au-delà d’un simple choc gratuit, Enter the Void va explorer des thématiques essentielles dans le cinéma de son auteur. Depuis ses débuts, Noé se passionne pour les psychologies déviantes. Il met en scène les désaxés, les mis de côté. Ses protagonistes oscillent entre marginalité et monstruosité. Ils sont toujours filmés avec un regard complexe, qui évite le jugement moral pour lui privilégier une approche contradictoire mêlant distance et empathie.
Cette fois-ci, le cinéaste s’intéresse au parcours d’un orphelin expatrié dans un Tokyo fantasmé, enlisé dans une spirale de drogue et de crime. Le tout sous la forme d’un drame psychanalytique et psychédélique. La lecture psychanalytique était déjà un élément clé pour comprendre Irréversible. Cependant l’écriture de Enter the Void explore cette thématique bien plus en profondeur.
Le cinéma de Gaspar Noé a toujours eu pour ambition de créer une immersion totale. On peut évidemment penser à l’utilisation très récurrente des monologues et de la voix off dès Carne et Seul contre tous. L’objectif de ces procédés était clairement d’explorer la psyché à l’écran, de plonger ses spectateurs dans l’esprit de ses étranges protagonistes.
Avec Enter the Void, le réalisateur va encore un peu plus loin dans sa quête d’immersion. La mise en scène vertigineuse portée par une caméra subjective nous plonge littéralement dans la peau du personnage principal. Il nous fait percevoir dans les moindres détails les errances de son âme. Non seulement il s’agit d’une expérience sensorielle par excellence, mais c’est également un aboutissement logique de toutes les œuvres précédentes de Gaspar Noé.
Bien plus qu’une simple continuité logique, Enter the Void marque avant tout une rupture dans la filmographie de Gaspar Noé. Il s’agit en premier lieu d’une rupture narrative dans la durée. En effet, c’est la toute première fois que le réalisateur propose au public un long récit qui s’étire sur plus de deux heures et trente minutes. Un choix important qui permet de décupler l’expérience sensorielle que propose son film ainsi que sa portée hypnotique.
Après une première partie de filmographie caractérisée par un propos nihiliste et désabusé, ce long-métrage opère un virage spirituel particulièrement surprenant. En interview, Gaspar Noé décrit lui-même son film comme une adaptation allégorique du Livre tibétain des morts – le livre est d’ailleurs intégré directement au récit lors d’une séquence où Axel prête le fameux livre à Oscar. La lecture spirituelle va par la suite guider toute la narration.
Ainsi, Enter the Void va se questionner sur la mortalité de l’âme, la possibilité d’une vie après la mort. Cette réflexion sera poussée à son paroxysme lors de la toute dernière séquence qui nous suggère une réincarnation, qu’elle soit interprétée comme étant symbolique ou réelle par le spectateur. Voilà une transformation totalement inattendue pour un cinéaste du rationnel qui semblait jusqu’alors guidé par le refus d’une figure divine.
Si ses premiers longs-métrages étaient généralement plus épurés esthétiquement, cette fois-ci Gaspar Noé embrasse totalement l’expérimental et le psychédélique qu’il réservait jusqu’alors à ses courts-métrages et ses clips vidéo. En résulte un film visuellement sublime, une sorte de kaléidoscope fascinant qui se déploie sans arrêt à l’écran. Enter the Void pourrait être considéré comme une des pierres angulaires de l’esthétique néons qui envahira le cinéma des années 2010 suite à la sortie de Drive et Spring Breakers.
Avec Enter the Void, Gaspar Noé aurait pu s’autoriser un simple écart avant de reprendre la voie de ses précédentes œuvres. Mais force est de reconnaître avec le recul que ce troisième long-métrage annonçait toutes les évolutions à venir du cinéaste. Son approche résolument plus expérimentale et sensorielle allait toucher une forme d’apogée des années plus tard avec le saisissant Climax. L’expérimentation purement technique et technologique se retrouverait également dans Love, notamment dans son rapport à la 3D.
La spiritualité ainsi que la réflexion sur le rapport à la mort vont guider Noé vers un cinéma paradoxalement plus sensible et nuancé. Là encore, ces deux réflexions vont être abordées un peu plus en profondeur dans le désarmant et déchirant Vortex. Seul l’avenir nous dira si ce dernier long-métrage annonce une nouvelle transformation radicale et durable du cinéaste.
Enfin, l’esthétique psychédélique se propage également dans toutes les œuvres de Noé qui suivront Enter the Void. On peut penser aux séquences cauchemardesques de Love, au bad trip de Climax ou bien évidemment au très expérimental Lux Æterna qui touchera probablement le sommet de ce que le cinéaste peut produire avec sa mise en scène épileptique.
Au final, non content d’être une merveille absolue, Enter the Void semble plus que jamais être le film somme de Gaspar Noé. Une œuvre qui condense toutes les obsessions de son auteur, les renouvelle et pose toutes les bases de ses prochaines évolutions.
Par Clément Costa