"Cet entretien a été réalisé en public, au Max Linder, dans le cadre d’une collaboration entre Sofilm et Mediawan. Il peut être visionné en intégralité sur le service de streaming Explore. Entretien à découvrir dans le Sofilm #106"
Vos tournages ressemblent-ils à celui auquel on assiste dans Lux Æterna, infernal et chaotique ?
"Il y a une phrase de Kubrick que j’aime bien : « Réaliser un film, c’est comme écrire Guerre et Paix dans une auto-tamponneuse. » Et c’est vrai que sur un tournage, il y a ce dont on a envie et puis il y a la réalité. On n’a jamais les décors ou les personnes qu’on avait imaginés. Il y a toujours des prises de tête, forcément. C’est un travail de réadaptation permanent au chaos qui vous entoure. Et en plus, il y a des problèmes financiers ! Ça arrive à tous les réalisateurs de cette planète, même les plus chanceux, de devoir enlever des pages à son scénario à la dernière seconde. À l’arrivée, un film, même avec la moitié des séquences, ça reste un film. Les spectateurs finissent par s’imaginer les séquences qui manquent, ça laisse plus de place à l’imagination. Mais pour Lux Æterna, qui raconte un tournage qui se passe mal, tout s’est super bien passé ! On avait une commande pour un film de cinq à dix minutes… Et j’en ai fait 52 (rires)."
Vous avez un rapport très libre à l’écriture : vos scénarios peuvent faire deux, trois, quatre pages… C’est assez rare, au sein d’une industrie où les projets sont financés sur la base d’un script.
"Ça vient de l’époque d’Irréversible. Initialement, j’avais proposé un autre scénario à Vincent Cassel et Monica Bellucci qui s’appelait Danger. Ils ne voulaient pas le faire à cause des scènes de sexe explicites – ça ressemblait beaucoup à ce qui deviendra Love. Mais ils ont dit oui pour faire un autre projet avec moi, et c’est là que l’idée d’Irréversible est venue, un peu à l’arrache. Je n’ai pas eu le temps d’écrire et ils étaient libres d’ici quatre semaines. J’avais besoin de cet argent, je ne pouvais pas rater l’occasion : la porte était ouverte, c’était comme un braquage de banque ! Je me suis dit : « On trouvera le titre à la dernière seconde, on écrira le film chemin faisant. » J’ai réussi à pondre trois pages et quatre semaines plus tard, on était en train de tourner. Je ne pensais pas du tout que le film pouvait marcher, j’étais sûr de faire perdre de l’argent à Canal qui avait financé le film. Finalement, c’est mon plus gros succès à ce jour. Mais pas à cause de sa structure ou de ses mouvements de caméra : c’est la morbidité de pas mal de spectateurs qui en a fait la réussite."
Le scénario de Seul contre tous, votre premier long-métrage, était à l’inverse bien plus écrit...
"Au départ, ça devait être un court-métrage, qui s’est rallongé. Mais surtout, comme il s’est fait de manière ultra-fauchée, je n’avais pas de comptes à rendre. Je tournais deux jours par-ci, deux jours par-là. Celui qui m’a servi d’étoile pour continuer, c’est David Lynch. Son premier long, Eraserhead, a été fait sur cinq ans ; et peut-être encore aujourd’hui, c’est celui de ses films que je préfère. Moi, j’étais prêt à manger des sandwichs pendant cinq ans et à mentir…"
J’ai écrit la voix off de ‟Seul contre tousˮ en quatre jours d’éthylisme pur et dur
Pourquoi mentir ?
"À l’époque, ce qui coûtait cher, c’était les labos de cinéma. Donc il fallait apprendre à mentir aux labos, à la banque, à tout le monde. Il fallait savoir dire : « Oui oui, le contrat de Canal est en train d’arriver… » Alors qu’il n’y a jamais eu de contrat !"
Le film est parsemé de monologues intérieurs assez virtuoses, émanant d’un personnage raciste, incestueux, joué par Philippe Nahon. Comment est-ce qu’on se conditionne pour écrire ça ?
"J’étais très fauché à l’époque, et aussi un peu haineux. Ce personnage, c’est juste un homme en état de crise. Moi, quand je suis en état de crise, je peux dire des saloperies. Je voulais faire un film un peu type Taxi Driver, ou Dupont Lajoie d’Yves Boisset. J’avais découvert ce qu’était la France d’extrême droite avec ce film, que j’avais adoré. Du coup je recherchais un visage rond et blond, un peu comme Jean-Marie Le Pen. Bon finalement, Philippe Nahon ressemblait beaucoup plus à Jean Gabin qu’à Le Pen, et en plus il était communiste pur et dur…"
Mais concrètement, comment avez-vous construit cette sensation de logorrhée mentale du personnage ?
"Schizophrenia de Gerald Kargl m’a beaucoup marqué. C’est un film sur un serial killer autrichien, qui a été interdit pour extrême violence. Il y a une voix off qui n’arrête pas de raconter le processus mental du personnage, qui est totalement en décalage par rapport à ce qui se passe à l’image. Du coup, après avoir filmé Seul contre tous, j’ai voulu le tartiner de voix off. J’ai mesuré tous les moments de silence, et pour deux minutes de silence, j’écrivais six minutes de texte. En post-prod, on a enlevé les silences et les respirations, et j’ai compressé. Ça donne cette impression de logorrhée, ça va très vite. Concrètement, j’ai écrit toute cette voix off en quatre jours d’éthylisme pur et dur. Je m’y mettais à minuit et je picolais jusqu’à huit heures du matin. C’est à ce moment que tu te mets dans la tête du personnage : un prolo, qui se sent totalement abandonné par le destin."
Vous vous êtes mis sans peine dans la tête du personnage ?
"Sans peine… "
Dans Irréversible, mais aussi dans Love, vos personnages masculins ont tous une certaine forme de lâcheté, qui finalement aboutit au pire… C’est l’un des fils rouges de votre cinéma ?
"Les personnages masculins d’Irréversible, d’Enter the Void, de Love, c’est un peu toujours le même mec. Le branchouille moyen, qui a bon goût, qui est sympathique, qui plaît aux filles mais pas trop, qui aime la défonce, le cul, rouler des mécaniques… La plupart de mes personnages masculins sont juste des losers dans des situations où ils sont haineux, envieux. La frustration, la crispation de ne pas être bien dans leur peau, les rend mauvais. C’est plutôt des films sur des ratages humains."
Ce regard sur la masculinité, ça remonte à loin ?
"Je ne sais pas. Ma mère était assistante sociale en Argentine. Elle s’occupait de prostituées et elle m’a appris qu’à chaque fois qu’une femme avait des emmerdes, il fallait intervenir. Je l’ai vue plein de fois être à deux doigts de se faire arracher la tête par un mec. Les hommes sont plus testostéronés, il y a un culte de la violence chez l’homme qui est omniprésent, qui le sera toujours et que je reproduis dans mes films."
Votre père est un peintre très connu en Argentine, et sa peinture, avec des couleurs fluo, peut s’approcher d’un état très chaotique, pas si éloigné de votre cinéma. Est-ce qu’il a eu une influence directe sur votre travail ?
"Mon père a 91 ans et il est bien plus productif que moi. Il écrit des bouquins, peint des tableaux, etc. Il a commencé à peindre dans les années 60 et il s’est amusé avec le langage qu’il avait choisi, la peinture ; mais surtout, il est sorti de ce cadre par tous les moyens possibles et imaginables. Peut-être que c’est pour ça que j’aime bien faire des films en 3D ou en split screen : je me demande comment casser l’écran plat. Et comme mon père, je ne peux pas me passer de la couleur."
De même, les stroboscopes sont récurrents dans votre œuvre. Quels stimuli souhaitez-vous provoquer chez les spectateurs ?
"C’est un des moyens du langage cinématographique pour défoncer les gens. La première fois que j’ai eu l’impression d’être drogué de toute ma vie, c’est quand j’ai vu très jeune 2001, l’Odyssée de l’espace. Après, j’ai voulu revoir le film tous les ans. Pas pour les singes ou les astronautes, non, je voulais juste voir le tube, toutes les lumières à la fin qui cognent. Il y a beaucoup de choses qu’on peut faire avec l’image pour rendre l’expérience à la fois hypnotique et chamanique. Et l’avantage, c’est que le lendemain, vous n’avez pas mal au crâne ! L’autre fois, j’étais en boîte de nuit, je me suis dit : « Trop joli les effets de lumière ! » Alors que les gens disaient : « Je peux pas rester, c’est horrible. » Et en fait j’ai appris qu’ils avaient mis la même stroboscopie que la fin de Lux Æterna : bleu, vert, rouge, bleu, vert, rouge… L’addition des trois couleurs, ça fait du blanc..."
« Irréversible, c’est un braquage de banque »
Votre autre marque de fabrique, ce sont les plans-séquences…
"Quand j’ai eu la possibilité de faire ce braquage avec les noms de Vincent Cassel, Monica Bellucci et Albert Dupontel dans Irréversible, je me suis demandé comment j’allais m’en sortir. Le plan-séquence, c’était à la fois un choix formel parce que j’aimais les films comme Soy Cuba ou le cinéma de De Palma. Mais surtout, c’était la seule solution pour arriver à rendre un film en cinq ou six semaines. C’était quitte ou double. J’ai tenté et ça a marché."
Au-delà de la prouesse technique, qu’est-ce qui vous plaît là-dedans ?
"C’est un choix artistique : essayer que le maximum de choses se passent à la prise de vue, que les comédiens soient à l’aise et qu’ils s’oublient. C’est une solution de fainéant, qui paye. Si vous découpez ou que vous écrivez trop, ça demande beaucoup de travail. Moi ça me stresse, je préfère arriver sur un tournage sans savoir exactement ce que je vais tourner, mais en ayant tous les jouets à disposition. La chose se crée devant la caméra, et pas devant un ordinateur. Souvent, les meilleures idées concernant les personnages viennent des acteurs plus que de nous-mêmes. Par exemple, la fameuse séquence de viol d’Irréversible tenait en trois lignes. J’aurais été incapable de diriger cette séquence. J’ai mis en place le truc et ils l’ont fait."
Dans Love, parsemé de scènes de sexe non simulées, vous avez recours à de longs plans fixes…
"Si vous filmez deux personnes à poil sur un lit et que la caméra bouge, les acteurs sentent le cadreur et d’un coup ça fait plus partouze (rires). En ce qui concerne Love, je pensais le tourner en 2D, avec des caméras légères. Mais un concours de circonstances a encore changé le cours du film : j’étais chez un loueur de caméras et j’ai appris que le CNC donnait des aides pour les films 3D. La prochaine commission était dans une semaine. Je me suis dit : « Merde, je veux faire le film en 3D ! » Et voilà, on a eu l’aide. Mais les caméras 3D, c’est comme avoir un frigo avec deux têtes, c’est super lourd. J’avais imaginé des plans en mouvement avec un système de miroirs très compliqué. Finalement j’ai essayé de ne faire que des situations où chaque séquence était comme un plan fixe, vu d’au-dessus ou du côté."
Lors de ces scènes de sexe non simulées, vous êtes derrière la caméra. L’affiche du Voyeur, de Michael Powell, apparaît dans le film. Vous définiriez vous comme un cinéaste voyeuriste ?
"À partir du moment où on est cinéphile, on est voyeuriste. Quand j’étais gamin, j’adorais voir des séquences érotiques. Filmer l’intimité, c’est peut-être plus plaisant que filmer des bagarres. S’il y a des choses qui sont belles dans la vie, pourquoi se priver de les représenter à l’écran ? Ce qui m’ennuie le plus au cinéma, ce sont les gens qui mangent. Manger, ce n’est pas désagréable. Mais voir des gens qui mangent, c’est ennuyeux. Les rapports sexuels ou la danse, c’est plus cinématographique. Dans Le Voyeur, que je connais par cœur, on entend un mot que je ne connaissais pas : le personnage principal est atteint de scopophilie. C’est du fétichisme de l’image. Voilà, je suis scopophile."
Vous avez fait une grave hémorragie cérébrale, avant de tourner Vortex…
"J’avais bien fait la fête avant. Trop d’alcool pendant une semaine, plus un empoisonnement aux huîtres, encore une fête… Le temps que je fasse 50 mètres, l’œil droit et l’œil gauche n’étaient plus connectés normalement. C’était comme dans le film en 3D de Godard : tout d’un coup, il y a une des deux caméras qui s’éloigne et vous avez deux images superposées qui ne connectent pas. J’ai compris qu’il y avait un truc grave. À l’hôpital, on m’a dit que j’allais peut-être mourir dans quatre jours. Je ne me souviens pas très bien de ce qui s’est passé, ça faisait très mal à la tête, j’avais l’impression d’être à Verdun. Heureusement qu’il y avait de la morphine pour calmer. Finalement, j’en suis sorti indemne mais ça m’a rappelé mes recherches pour Enter the Void : je lisais tous les livres sur la vie après la mort, pour m’inspirer. Je me disais : « Putain, y’a des gens qui ont vu la lumière au moment où leur voiture a fait un tonneau, ils ont connu une expérience de mort imminente ! » Je me suis demandé comment on pouvait la provoquer. On m’avait dit à l’époque : « Si tu prends énormément de kétamine, ça peut arriver, tu te décorpores. » Mais moi la kétamine c’était juste de la défonce, j’ai jamais essayé à haute dose…"
Ce « regard dissocié » rappelle forcément le split screen de Vortex, que vous réalisez dans la foulée…
"On était au deuxième confinement, mes producteurs m’ont demandé si j’avais une idée de film à deux ou trois personnes, dans un décor clos. On ne pouvait pas tourner dans les bars, dans la rue, tout était compliqué. OK, j’avais envie de faire un film, mais j’avais aussi des dettes, il fallait vraiment que je dise ‟tourneˮ ! Donc j’ai dit oui et je me suis dit : « On va faire un film avec un vieux couple, sur la mort et sur la démence sénile. » J’avais vu ma mère avec Alzheimer, je savais à quel point c’était compliqué. Mon père m’a dit que c’était mon film le plus dur."
Cet entretien a été réalisé en public, au Max Linder, dans le cadre d’une collaboration entre Sofilm et Mediawan. Il peut être visionné en intégralité sur le service de streaming Explore. Entretien à découvrir dans le Sofilm #106
Par Axel Cadieux.
https://sofilm.fr/masterclass-gaspar-noe-sexe-drogues-irreversible/